Le talent, un concept de plus en plus utilisé par les praticiens mais nécessitant encore des repères théoriques
Un billet de Sabrina Loufrani-Fedida, Maître de Conférences en Sciences de Gestion à l’Université de Nice Sophia Antipolis

Depuis le début des années 2000, le talent a envahi la gestion des ressources humaines (GRH) et depuis peu le management de projet, notamment depuis que le PMI a décidé d’adopter ce concept pour son « PMI talent triangle », lequel définit les trois dimensions que les praticiens et praticiennes du management de projet devront veiller à développer en continu : management stratégique et gestion des affaires, management de projet technique et leadership.

Tout d’abord, pourquoi cette utilisation de plus en plus massive du concept de talent par les praticiens ?
Avec les années 2000, plusieurs phénomènes nouveaux connaissent une importance accrue. Il s’agit en particulier des risques de pénurie de main-d’œuvre qualifiée suite au retrait de la vie active de cohortes nombreuses de baby-boomers et, simultanément, de la prise en compte du profil et des attentes spécifiques de nouvelles générations, comme la génération Y. De plus, la mondialisation entraîne un phénomène d’hyper-compétition entre firmes et accroît le poids de l’innovation dans le développement des produits.
Face à ces changements, les individualités capables de « faire la différence » dans la compétition sont mises en avant.
Pour Lawler (2008)[i], dans l’économie actuelle, globalisée, complexe, dynamique, hautement compétitive et extrêmement volatile, le management des talents représente d’ailleurs la clé pour conquérir un avantage concurrentiel soutenable. L’enjeu pourrait se résumer ainsi : si une entreprise (ou même une institution) souhaite développer ou maintenir son avantage concurrentiel, elle se doit de recruter, développer et fidéliser les meilleurs. Plus elle élargira (notamment à l’échelle internationale voire mondiale) sa politique de management, et en particulier de recrutement des talents, plus elle aura de chance d’attirer et de sélectionner les meilleurs talents. D’où un véritable engouement pour cette thématique depuis le milieu des années 2000, à la fois dans les pays anglo-saxons, en France et, plus récemment, dans le monde entier.
Ensuite, qu’est-ce qu’on met précisément derrière le concept de talent ?
Il ressort de mon analyse de la littérature scientifique en management sur ce nouvel « étalon de mesure des ressources humaines » qu’il ne peut pas y avoir de talent sans compétence, même si le talent est supérieur à cela. Thévenet (2008)[ii] positionne le talent comme un ensemble de compétences personnelles tout à fait originales. Roger et Bouillet (2009, p. 104)[iii] considèrent les talents comme « un sous-ensemble des compétences, celles dans lesquelles la personne excelle, dans lesquelles elle se distingue des autres ». Enfin, Dejoux et Thévenet (2010, p. 21)[iv] définissent le talent « comme une combinaison rare de compétences rares », et soulignent ainsi que le talent va se distinguer des autres grâce à des compétences uniques et originales. Aussi, dans un souci de clarté, certains auteurs ont présenté le talent sous la forme de formules « mathématiques » dont les composantes correspondent aux caractéristiques que doit détenir un talent. Avec ce schéma de pensée, Ulrich et Smallwood (2012)[v] considèrent par exemple qu’une personne doit détenir et utiliser trois caractéristiques pour être reconnue comme talentueuse, selon la formule suivante :
Talent = Compétence x Engagement x Contribution
L’intérêt de cette conception du talent est de tenir compte de la contribution d’une personne à l’atteinte des objectifs organisationnels.
Dejoux et Thévenet (2010) estiment, quant à eux, qu’un individu doit posséder et utiliser de manière conjointe trois composantes pour être considéré comme talentueux, selon la formule suivante :
Talent = Compétence x Performance x Leadership
En d’autres termes, un talent réunit des compétences rares, l’atteinte d’un résultat exceptionnel, et un leadership dans lequel l’individu tire son exceptionnelle motivation.
À partir de ces deux formules, nous voyons bien que la compétence est une condition nécessaire mais non suffisante pour qualifier une personne de talentueuse.
Pour ma part, et à partir des travaux majeurs sur le concept, je comprends le talent comme une combinaison (rare) de compétences (rares) permettant à une personne de se distinguer des autres (i.e. faire mieux et/ou faire différemment), en interne (dans son organisation) ou en externe (sur le marché du travail), aujourd’hui (par ses résultats, sa performance, son engagement, sa motivation, etc.) ou demain (par son potentiel et sa volonté d’évolution).
En outre, trois grands débats sur la nature et la conception des talents traversent la littérature.
(1) Le premier débat met en tension les visions sujet et objet de la notion de talent dans le milieu professionnel (Gallardo-Gallardo et al., 2013)[vi]. Alors que dans l’approche « sujet », le talent correspond à la personne elle-même, dans l’approche « objet », le talent correspond à un élément constitutif d’une personne.
(2) Le deuxième débat concerne l’origine et la provenance du talent, avec deux courants aux définitions complémentaires (Meyers et al., 2013)[vii]. Dans le premier courant, le talent est principalement inné : il peut être assimilé à un don, à quelque chose d’unique, conféré à des personnes d’exception. Le second courant privilégie ce qui peut être acquis : le talent est alors une combinaison de différentes compétences que le sujet a accumulées au fil de ses expériences. Ainsi pensé, le talent peut être développé et managé. Il s’agit alors de créer les conditions d’un environnement « capacitant » favorisant le développement de ses compétences.
(3) Enfin, selon Gallardo-Gallardo et al. (2013), une question importante pour définir le talent en milieu professionnel est de savoir si l’organisation considère que l’ensemble de ses employés disposent d’un talent (vision inclusive) ou s’il s’agit uniquement d’une petite partie de son personnel (vision exclusive). Selon le point de vue adopté, les méthodes de management des talents seront alors modifiées et la vision inclusive ou exclusive des talents peut donc être considérée comme un paramètre clé de management des talents. Pour Dejoux et Thévenet (2010), deux situations peuvent alors exister. Soit l’entreprise se focalise sur une gestion élitiste des talents en créant un petit groupe de « divas », qu’elle devra gérer avec des moyens spécifiques (vision exclusive). Dès lors, la question de l’équité est clairement posée. En effet, cette segmentation talents / non talents peut être perçue comme une forme de discrimination et la gestion des talents pose inéluctablement des problèmes au quotidien de manière à conserver un minimum d’équité, en particulier au niveau des rémunérations. Soit l’organisation décide de mettre la thématique des talents au cœur de sa politique managériale en développant une culture du talent (« talent mindset »), qui remet en question certaines valeurs comme l’égalité et l’ancienneté, pour prôner l’unicité et la performance (vision inclusive). Même si les deux approches sont utilisées dans le milieu professionnel, il semblerait que l’approche inclusive soit prédominante au sein des entreprises.
Le talent face à l’impératif des collectifs
Pour conclure, dans la mesure où la notion de talent conduit à une individualisation et personnalisation croissantes des politiques et pratiques de GRH dans les organisations (Dejoux et Thévenet, 2010), je me demande alors comment penser le talent face à l’impératif des collectifs de travail dans les organisations par projets.
En effet, de nos jours, la valorisation de soi, de son talent, est un garant pour une employabilité choisie. Le talent renvoie davantage au modèle de la carrière nomade (Cadin et al., 2003)[viii] où l’individu devient acteur du développement de sa trajectoire professionnelle et de son employabilité.
Ainsi, face à la nécessité de travailler en équipes, notamment au sein des organisations par projets, comment positionner le « collectif » face une gestion individualisée des talents et des carrières ? Comment donner du sens aux actions collectives dans une gestion individualisée des talents ?
Ces questionnements ne font que remettre au goût du jour la « fameuse et continuelle » dialectique individuel-collectif. D’ailleurs, comme le souligne Ulrich en introduction du libre de Lawler (2008, p. X1), « le talent est nécessaire mais non suffisant. Dans le monde d’aujourd’hui, les politiques de management efficaces doivent s’occuper à la fois des talents et des équipes, des compétences individuelles et organisationnelles ».

[i] Lawler, E. (2008). Talent: Making people your competitive advantage. San Francisco: Jossey-Bass.
[ii] Thévenet, M. (2008). Les talents : des étoiles brillantes aux étoiles… filantes. Paris: Eyrolles.
[iii] Roger, A., & Bouillet, D. (2009). Talents et potentiels. In : J.M. Peretti (Eds.), Tous talentueux, Paris : Éditions d’Organisation, 336-340.
[iv] Dejoux, C., & Thévenet, M. (2010). La gestion des talents : la GRH d’après-crise. Paris: Dunod.
[v] Ulrich, D., & Smallwood, N. (2012). What is talent? Leader to Leader, (63), 55-61.
[vi] Gallardo-Gallardo, E., Dries, N., & González-Cruz, T.F. (2013). What is the meaning of ‘talent’ in the world of work? Human Resource Management Review, 23(4), 290-300.
[vii] Meyers, M.C., Van Woerkom, M., & Dries, N. (2013). Talent – Innate or acquired? Theoretical considerations and their implications for. Human Resource Management Review, 23(4), 305-321.
[viii] Cadin, L., Bender, A.F., & de Saint-Giniez, V. (2003). Carrières nomades : les enseignements d’une comparaison internationale. Paris, Vuibert.
Bonjour,
je trouve la synthèse que vous faites très intéressante.
j’étais surpris de ne pas lire dans l’article (mais ce sujet a été finalement ébauché avec le paragraphe sur le collectif), l’influence prépondérante de l’organisation (du « Système ») sur les performances. Le talent ne peut éclore que si le système ne l’étouffe pas. Deming a longuement traité de ce sujet. C’est peut-être le signe que Deming n’est pas connu chez les DRH ? …
Cordialement
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